mercredi 23 décembre 2009

Juliette

J'ai rencontré Juliette alors que je n'avais pas encore tout à fait seize ans. Je la revois, habillée tout en noir (comme moi, je pense), assise sur le canapé à côté de ma cousine dont elle était l'amie. Elles s'étaient connues dans un centre de Seine-et-Marne qui scolarisait les adolescents présentant divers handicaps.
La naissance de ma cousine avait été éprouvante et elle était restée privée d'oxygène pendant quelques instants, la laissant avec d'importantes difficultés d'élocution, des gestes désordonnés et avec, en conséquence, un caractère difficile qui la poussait à de fréquents accès de larmes, une fragilité qui tenait autant au regard des autres, indépassé, qu'à l'image d'un corps, donné aux autres et à elle-même pour immédiatement différent, qu'elle ne parvenait pas véritablement à intégrer. Je me souviens que, petits, et parce qu'elle ne pouvait « marcher » que sur les genoux, nous faisions d'incessantes courses dans le couloir de chez mes parents, équipés de genouillères. Ma mère affichait ostensiblement sa pitié, se tournait vers ses parents pour dire, devant elle : « Je suis désolée, je ne comprends pas ce qu'elle dit », alors que je la comprenais. Je pensais beaucoup de mal de ma mère, que je trouvais bête et cruelle, se croyant par ailleurs obligée de lister patiemment à qui voulait bien l'écouter tout ce que ma cousine ne pourrait jamais faire : avoir un amoureux (« mais qui voudrait d'elle ? »), trouver un travail (« mais qui voudrait d'elle ? »), avoir des enfants (« elle serait incapable de s'en occuper »), marcher (« mais il faut que quelqu'un lui dise que, malgré l'opération, elle ne pourra pas marcher »). Ça me mettait - ça me met - dans des colères noires, non parce que je crois que la volonté peut tout, mais parce que je trouvais abject de lui dénier les rêves, de stigmatiser son handicap et, au fond, de déplorer (« pour elle » - car bien sûr on se sentait tenu de penser pour elle) qu'elle ait vécu.

Je crois pouvoir prétendre que je me souviens du regard que j'ai échangé avec Juliette la première fois que je l'ai vue, ce jour-là, chez les parents de ma cousine où elle était venue passer le week-end, ainsi qu'elle allait le faire de plus en plus fréquemment.
Juliette, elle, souffre d'une cardiopathie (syndrome d'Eisenmenger) inopérable. Lorsqu'elle est née, le corps médical a dit à ses parents : « Ne vous attachez pas à elle et faites d'autres enfants : elle ne vivra pas ». La malformation de Juliette la laisse essoufflée au moindre effort et migraineuse. À l'époque, ce n'était pas si évident, et si elle évitait les escaliers, elle dansait et buvait bien volontiers.
Ce jour-là, un peu timides tous les deux, nous avons dû parler de musique (les Doors, Pink Floyd, M. Farmer - nous étions éclectiques !), des livres que nous lisions, des professeurs et des matières que nous aimions.
C'est ainsi qu'est née une amitié que nous entretenions au moyen d'une longue correspondance, des lettres de quinze ou vingt pages comme les adolescents savent les écrire, déroulant leurs rêves et leurs aspirations, leurs angoisses et leurs chagrins. Par la suite, nous avons accompagné ma cousine (elle avait été opérée des pieds et était capable, contre toute attente, de marcher, même maladroitement) en boîte de nuit où elle s'évertuait à tomber amoureuse des videurs, et c'est dans un angle de cette boîte où passait une musique assez minable, assis sur un sofa rouge, que Juliette m'a confié être amoureuse de moi, presque désolée de l'être. Cette confession m'avait laissé désemparé bien sûr, ce d'autant qu'à l'époque j'étais encore incapable de parler, même à elle, de mon homosexualité ; qui plus est, la légèreté affichée avec laquelle elle prenait la chose sexuelle me laissait plus paniqué et menteur encore. De mon côté, j'étais très officiellement l'amoureux malheureux de Caroline qui - Dieu merci - avait le bon goût d'être en couple. Combien de lettres encore à cette époque, à évoquer nos lectures, à nous envoyer les poèmes ou les petits textes que nous écrivions, à tenter de comprendre nos états d'âme, le sentiment amoureux. Car Juliette et moi avons ceci en commun d'être d'éternels amoureux, bien plus à l'aise dans la gestion de son impossible manifestation que dans sa possible réalisation. Combien d'heures, aujourd'hui délicieuses, avons-nous pu passer, l'un comme l'autre, à commenter la confrontation de nos désirs d'absolu à l'épreuve de la réalité...

C'est à Juliette que j'ai parlé, pour la première fois, de mon désir pour les hommes. Les sorties en boîte, ses séjours à Antony où j'étais en collocation, la mémorable soirée déguisée au Tango, pour Halloween. Plus tard, les nuits entières passées chez Carmen, à boire et à danser, à embrasser des inconnu(e)s, et moi qui tendait les bras autour d'elle pour écarter le danger qu'une certaine forme d'inconscience l'autorisait à affronter. J'admirais chez elle quelque chose d'une force, d'une mise à distance de la mort que ses colères et ses révoltes tenaient éloignée. J'ignore si elle le sait, mais l'angoisse parfois me rendait nerveux, parce qu'il me semblait qu'elle se mettait inconsidérément en danger, qu'elle prenait trop de risques (et elle était prête à suivre à peu près n'importe qui).


Plus tard, il y eut un peu de distance parfois, parce que la vie va très vite, parce que j'avais besoin, à l'occasion, de m'étourdir dans un flot d'amants. Aussi, parce qu'il me semblait la voir plus fragile. Nous avions tant pleuré dans les bras l'un de l'autre pour nos amours impossibles ou tenues en échec, qu'il me semblait que je devais l'épargner, que mes tristesses répétitives, mes prostrations sentimentales étaient dérisoires en comparaison du danger qui la guettait, qui la guette. Même en sachant qu'elle est de ceux qui placent haut les élans du cœur. Et quand je me suis résolu à lui téléphoner pour lui annoncer ma maladie quelques semaines après son diagnostic, je l'ai fait sur un ton un peu sec, le ton qu'emploie le corps médical pour les annonces de pronostic. Elle s'est mise à pleurer. C'était un soir, après une réunion au centre de loisirs où je travaillais alors. Il faisait doux dehors. Je faisais les cent pas, le téléphone collé à l'oreille, dans le petit jardin. Elle m'a dit deux choses que j'ai parfaitement su entendre, parce que c'était Juliette : « Nous nous sommes éloignés tant que cela ? » et « Je t'ai toujours imaginé à mon enterrement. »

Pendant quelques mois, ceux du traitement, je me suis senti proche d'elle, physiquement, plus que jamais, comme si une menace semblable nous liait dès lors. Je la rejoignais : nous habitions désormais le même monde réinvesti du doute : quelle serait notre issue ?

Depuis quelques années, la santé de Juliette s'est dégradée. Les migraines se sont multipliées et elle sait qu'elle a besoin de davantage d'oxygène pour tenter de contraindre sa fatigue.

L'année dernière, elle a eu un AVC. Quand je l'ai retrouvée sur son lit d'hôpital, presque incapable de parler, ne pouvant plus bouger la partie droite de son corps, elle nous a regardés, Yohanna, sa mère et moi (mais j'ai eu l'impression qu'elle ne regardait que moi) et, tout en marmonnant « si ça ne s'arrange pas... », elle a mimé le geste du revolver que l'on pose sur la tempe. Mon sang s'est glacé dans mes veines et c'est à ce froid qui m'a parcouru que je dois de n'avoir pas pleuré. Je suis revenu la voir, après le travail, dans les semaines qui ont suivi. Je lui ai fait un peu de lecture et je mesurais les progrès constants qu'elle faisait.
Mais elle est ressortie de cette épreuve plus affaiblie encore. Migraine, fatigue, essoufflement et tristesse à se savoir enfermée chez sa mère. Je la sens hésiter à me confier sa colère, sa lassitude parfois. Sans doute a-t-elle peur que je ne puisse l'entendre. Dans ces contrées-là vit sa pudeur. Sa mort m'est inconcevable. Avec l'hébétement de ceux qui vont peut-être rester, je ne peux tout simplement pas - une fois encore - imaginer que le monde puisse encore tourner, avec cette colère rentrée de ceux qui savent qu'il tournera tout de même.
Mais, tout en venant d'écrire ce que je viens d'écrire, je veux également qu'elle sache que je peux l'entendre. Que je peux entendre ce qui est tout à la fois, peut-être, sa fatigue, sa rage devant cette société qui fait si peu pour les handicapés, son besoin de savoir qu'elle partira dignement et son envie de continuer, pour la poésie qu'elle lit et écrit, pour les cieux bretons, et les moments chaleureux.