La silhouette chenue du maire se détacha soudain de la brume de chaleur
qui montait, au loin, de la petite colline pelée. La mère Agonard, les
poings sur les hanches comme à l’accoutumée, sa robe noire sans âge qui
moulait une taille chaque jour un peu plus épaissie, plissait les yeux
pour mieux le distinguer. Le vieux arrivait d’un pas décidé mais
hasardeux : on le devinait butter sur de petits cailloux qui l’auraient
emporté cul par-dessus tête s’il s’était avisé de se pencher pour en un
ramasser un, et son bras se serait sans doute dévissé s’il lui avait
pris l’envie d’en lancer un de rage. « Sacré vieux », pensa-t-elle, et
elle interpella du menton un voisin qui passait la tête à la fenêtre –
quelle tronche avaient ce matin ses pétunias ? La même qu’hier : ils
avaient l’air de vouloir se tirer
- Bah, c’est pas... ?
- Oui, c’est lui.
- Bah, qu’est-ce qu’il a fait de son âne ?
Ils regardèrent tous les deux le vieux qui approchait lentement en faisant de grands signes.
- Il apporte une mauvaise nouvelle comme c’est là.
La mère Agonard reprit son balai et l’utilisa avec une frénésie qui
faisait son charme. Mais le voisin rentra tout de même la tête et ferma
la fenêtre : avec un peu de chance, ça suffirait pour s’épargner des
ennuis.
Le maire arriva enfin dans le village, gesticulant toujours,
et marmonnant. C’est sûr, s’il chevrotait moins, ça ferait longtemps
qu’on aurait compris ce qu’il disait. Est-ce que ça avait à voir avec
les grondements qu’on entendait, depuis quelques jours, au loin, vers la
côte là-bas ? Il entra directement dans l’église, interpela le curé qui
somnolait dans sa sacristie, victime de la chaleur et de réflexions par
trop intenses sur le sens de la vie. Ils échangèrent quelques
chuchotements et le curé fila – si tant est qu’un vieillard cacochyme
puisse filer – dans le clocher en montant les marches une à une : ce
n’était pas une si mauvaise moyenne.
Et on entendit la cloche
sonner. La mère Agonard regarda sa montre. C’était l’heure des
emmerdements. Quelques instants après, tout ce que le village comptait
d’habitants – une grosse poignée – patientait dans la rue principale,
celle pour laquelle monsieur le maire avait obtenu, à l’issue d’un
déjeuner arrosé avec un potentat cantonal, le goudronnage réglementaire.
Le maire et son acolyte finirent par arriver bras dessus bras dessous,
rouges, essoufflés et en proie à une vive agitation. On hissa le maire
sur un banc qui en avait vu d’autres et sur lequel il prit un moment
pour reprendre son souffle, le poing serré sur le cœur, les yeux
gravement posés sur ses chaussures comme si le discours était écrit
dessus. Il avait de petits pieds, aussi ça ne dura pas des heures :
« Faut évacuer le village ! »
Sans même poser de question – on
aurait tout le temps de causer sur la route – la foule s’éparpilla comme
une nuée de moineaux. Faut dire qu’avec son costume rapiécé, plusieurs
fois retourné et poussiéreux, le maire avait tout d’un épouvantail.
Dans les petites maisons, ça s’agitait, ça braillait après les gosses
toujours dans vos pattes. On empaquetait, on sortait les bas de laine,
on mettait dans un sac de toile tout ce qu’on avait à manger. Puis on
chargea les carrioles et ce qui, de façon plus générale, était en état
de rouler – y compris les brouettes – ou même simplement d’avancer.
Deux heures plus tard, la poussière retombait enfin sur la route
goudronnée et dans les jardins livrés à la voracité des oiseaux et des
rongeurs.
Au loin, et déjà sur la colline, on vit passer le
cortège qui s’éloignait encore davantage de la côte. En tête, il y avait
la mère Agonard qui tirait la langue et, un peu bravache, sa brouette
chargée d’un invraisemblable monticule d’où dépassait son balai.
Derrière elle, son voisin et ses gosses marchaient à côté de la
charrette que tirait madame. On pouvait voir se dandiner dans leur pot,
au gré des cahots, les pétunias qui allaient sans doute finir en salade.
Derrière eux encore, une autre famille, la belle-mère trônant sur une
chaise sanglée. On aurait dit Hannibal revenu des conquêtes.
Tous
les habitants quittèrent ainsi le village, puis le canton, puis la
région, en file indienne. Fermant la marche, montés sur le même
canasson, le maire et le curé s’engueulaient encore, cette fois à propos
d’un petit crucifix qui soi-disant rentrait dans les cotes du maire.
RépondreSupprimer" On hissa le maire sur un banc". Sais-tu, idiot que je suis, à quoi cela m'a fait penser? Au chef du petit village d'Astérix, dont j'ai oublié le nom. Pardonne-moi!
Mais plus sérieusement, pourquoi cette évacuation? Le diras-tu un jour? Je crois, moi, que ton texte est plus beau sans explication.
Écrit par : calystee | 01 août 2010
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> Calystee : Je voulais faire une scène assez burlesque, d'où, entre autres, le maire hissé sur un banc. C'est peut-être pour ça que tu as pensé à... Abraracourcix. Tu as raison, il n'y aura pas d'explication, non pour que le texte reste beau (!), mais bien parce que j'aime écrire des instantanés qui se font parfois écho. A peine plus.
Écrit par : christophe | 02 août 2010
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Ca rappelle aussi le vieux cinéma italien des années 50, et la musique en toile de fond y contribue...
"Derrière eux encore, une autre famille, la belle-mère trônant sur une chaise sanglée. On aurait dit Hannibal revenu des conquêtes."
J'adore. j'adore.
Écrit par : Lancelot | 12 août 2010
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> Lancelot : Oui, la référence au cinéma italien, c'est fait exprès (mais j'ai aussi pensé à une parodie de French and Saunder : http://www.youtube.com/watch?v=tA1cKQCPPfk&feature=related). Quant à la musique, figure-toi qu'il s'agit du générique d'un film... coréen.
Écrit par : christophe | 14 août 2010
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lol pour abraracourcix. merci de me faire sourire.
christophe merci pour le lien. je ne l'avais pas ton blog sur mon iphone depuis mon centre médical en creuse. bisous à tous.
Écrit par : Juliette | 18 août 2010
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> Juliette : Voilà qui est fait ;-). Bisous.
Écrit par : christophe | 19 août 2010