Presque complètement avachi sur les
coussins, la pipe du narguilé à la main, la fumée sortant de sa bouche
en volutes épaisses, le docteur surprit le regard de la femme de
l’administrateur posé, avec un mélange poisseux d’avidité et d’autorité,
sur Hassan. Ce dernier se leva comme un automate pour la rejoindre au
milieu de la salle aux premières notes de la rumba jouée par
l’orchestre.
C’était une nuit brûlante, de celles qui
promettent leur lot de crimes. Le docteur trouverait sans doute au
petit matin, éparpillés dans les chambres de l’hôpital, des hommes
éventrés et des femmes salement amochées, peut-être des gosses aussi
comme ça arrivait parfois : tous ne venaient pas mourir là du typhus.
Et puis, il avait un peu trop fumé dans
sa chambre, allongé sous le ventilateur bourdonnant, et une bouteille
vide de whisky avait roulé sous son lit.
La peau de son visage fiévreux portait
les traces du rasoir – il tremblait un peu ces jours-ci – et sous son
costume froissé en lin, il sentait perler des gouttes de sueur dans son
dos. Il posa la pipe, sortit de sa poche un mouchoir pour s’éponger le
front et interpela le serveur.
Le champagne, qui souffrait du voyage,
était déjà tiédi par la chaleur ambiante, mais il avait une pépie
incroyable. Il vida sa flûte d’une traite et en saisit une autre sur le
plateau. Ce gros con d’administrateur et sa truie savaient à peine
recevoir. Des parvenus dont les familles s’étaient enrichies pendant la
guerre. On disait que le vieux recevait l’argent des mains mêmes du
Kaiser…
Dans ces moments-là, le docteur peinait à
contenir la rage qui se diffusait dans tous ses membres comme une onde,
qui le faisait trembler et transpirer. Et de voir cette grosse vache
dans sa tenue d’apparat, qui avait sans doute donné des ordres pour
qu’on n’allumât les lampes qu’avec parcimonie – par radinerie, mais
surtout parce que sa peau fanée craignait la lumière –, cette vieille
carne rejetait sa tête en arrière et faisait maintenant onduler ses
doigts sur les hanches d’Hassan qui ne savait pas bien se défendre, qui
ne voulait peut-être même pas, qui serait ce soir ou demain la proie de
cette bonne femme.
Le docteur ne savait pas bien pourquoi
on l’invitait encore à ces réceptions pathétiques où le vieux continent
venait s’encanailler, alors qu’au dehors le vent d’une nouvelle guerre
commençait à souffler. Solidarités de classe qui ne gommaient
qu’imparfaitement le mépris dans lequel on les tenait, lui et le monde :
« Je vous admire sincèrement de toucher toute la journée ces gens
crasseux… », lui avait un jour dit la femme de l’administrateur, tout en
tripotant de ses doigts boudinés les perles qu’elle avait au cou. Et
pourquoi lui-même acceptait-il encore ces invitations ?… Peut-être à
cause de ce jeu de chat et de souris… Le docteur et cette femme se
toisaient en se demandant lequel allait chuter le premier, et
dernièrement, elle avait marqué des points : en un regard, elle avait
tout compris et avait fait une réflexion sur le beau Hassan que le bientôt vieux docteur traînait partout…
Il n’arrivait plus à détacher ses yeux
de ce couple, et il répondit un peu sèchement à la femme qui, à côté de
lui, la bouche pâteuse de kif, venait d’essayer d’engager une de ces
conversations imbéciles de circonstance.
Perdu dans ses pensées sauvages, les
doigts crispés sur la flûte de champagne, il restait suspendu aux jolies
lèvres d’Hassan qui semblait ne pas dire un mot à sa cavalière,
concentré sur les pas à suivre, et pendant un furtif instant, le docteur
retrouva intacte la sensation de ses doigts gantés sur le torse
d’Hassan qu’il voyait pour la première fois, grimaçant de douleur sur le
lit d’hôpital. La régularité de la petite plaie qui lui entaillait
superficiellement quelques centimètres de peau et qui n’était plus à
présent qu’une boursoufflure cicatricielle sur laquelle le docteur
rêvait encore de faire glisser ses doigts, petite ligne presque droite
un peu plus sombre sur la peau brune du jeune homme.
Pourquoi s’était-il entiché de ce
garçon, ce n’était pas bien clair, pas davantage que ce qu’il espérait
secrètement. Mais par le passé, à Genève, il avait déjà été traversé de
ces égarements. Et s’il avait pu à chaque fois échapper au scandale, il
faut bien avouer que ces épisodes douloureux avaient largement contribué
à sa venue au Caire.
Hassan, qui dansait encore sur cette chanson larmoyante qui décidément n’en finissait pas, ne lui lançait même pas un regard.
Et toute cette chaleur écœurante, lui
qui n’aimait que le froid mordant de montagnes de son enfance… Hassan
n’avait jamais vu la neige et un jour que le docteur était
particulièrement enfiévré, il lui avait promis de la lui montrer. Hassan
avait ri, avec toute l’innocence de sa jeunesse, tous ses rêves qui
allaient venir mourir entre les draps d’un de ces stupides colons…
مخاصمك يا قلبي
Malgré lui, le docteur était poreux aux
paroles mélancoliques du morceau que jouait l’orchestre, et il se
sentait envahi par un de ces accès sentimentaux qui le laissaient démuni
quand la colère retombait. Il devait alors rester allongé pendant des
heures, la douleur vrillant sa tête et son désir vissé au ventre, son
pauvre cœur morose froissé par cette obsession : il ne rêvait que
d’embrasser Hassan, le porter sur le lit, le déshabiller lentement et
regarder, avec l’envie de pleurer, cette peau lisse, jusqu’à ce que la
mort ou le chaos ne viennent interrompre cette contemplation de poète.
Le docteur voulait surprendre l’endormissement d’Hassan, la tête posée
sur son torse. Ou bien il voulait l’entendre rire, encore et encore. Il
voulait s’abreuver de cette jeunesse et redevenir beau lui-même, lui
montrer le monde, embrasser la peau fine de son cou dans le compartiment
désert d’un train pendant qu’au dehors défile le paysage européen. Avec
lui, il voulait aussi arpenter les ruelles du Caire, grouillantes de
vie, gravir le mont Sinaï ou descendre le Nil dans le soir, alors que
les fellahs quittent ses plages limoneuses pour la prière de al-maghrib à
laquelle appelle au loin le muezzin.
Surtout – et cette pensée lui arrachait des soupirs de tristesse – il aurait voulu danser avec lui au milieu de la foule.