Fin avril
Une dizaine de jours après la
transplantation, le docteur V., coordinatrice des greffes, vient m’ôter
la petite électrode posée sur mon cœur, reliée à un pacemaker externe
qui n’a jamais servi, ce qui au-delà même de l’évolution favorable
signifie pour moi une chose toute simple et merveilleuse : après 45
jours de bassine – un gant en papier pour savonner, un autre pour rincer
–, je vais pouvoir prendre des douches. Je me traîne jusqu’à la salle
de bain et me poste face au miroir : pareil, c’est la première fois que
je revois mon visage depuis que je suis entré à l’hôpital. Je le scrute.
[...] Sans être émacié, il porte nettement la trace des vingt kilos en
moins et, à la base de mon cou, les salières se sont creusées ; je les
accentue encore en avançant les épaules. [...] Mon visage me semble
curieusement apaisé, et vient glisser sur moi un sentiment de joie
intense qui me fait sourire, qui me ferait presque rire. Je pense à Gide
et à son choix obstiné du bonheur, à sa quête de la réjouissance.
Pendant quelques instants, je me le demande : et s’il était possible
que ce sentiment ne me quitte plus ? Dans un instant, la re-jouissance
de la douche, bientôt celle de l’herbe verte où s’allonger, le livre
collé sur le visage et puis, et puis quand je pourrai m’éloigner un peu
plus durablement de la Pitié-Salpêtrière, c’est-à-dire quand les examens
médicaux s’espaceront, c’est-à-dire, surtout, quand j’aurai le courage
de quitter la proche sécurité d’une équipe médicale pour aller plus loin
encore, en ces lieux modestes (rien ne m’est plus étranger que
l’exotisme) de mes contemplations anciennes : l’océan biarrot que je
peux regarder pendant des heures, jusqu’à m’y diluer, jusqu’à retrouver
jusqu’au plus profond de mon être ma mémoire minérale, la campagne
béarnaise de G. et J., et le chien Charlot, insupportable fureteur
d’insectes presque plus encore que d’odeurs, et les contreforts
pyrénéens qui en septembre sont parés de toutes les nuances de vert et
de bruns, piqués au loin de vaches et de pottocks.
Je me prends à rêver de passer mon
permis de conduire pour pouvoir partir – y compris, peut-être surtout
même, seul et en profiter de me perdre, ainsi que cela nous arrivait si
souvent avec O. qui n’était presque jamais aussi détendu que lorsque
l’itinéraire que j’avais préparé sur des cartes bien imprécises
s’égarait. Alors nous nous arrêtions au bord d’un chemin, près d’un bois
ou d’une ruine non indiquée, et il roulait son pet’ et je partais à
l’aventure avec, intacte, mon âme d’enfant, celle qui battait la
campagne avec Stéphane et Bertrand, à la recherche de choses
extraordinaires ou inquiétantes (ma part de Tom Sawyer, relu à
l’hôpital). De toutes les choses auxquelles j’ai renoncé en me séparant
d’O., aboutissement inéluctable, nos petits séjours sont celles qui me
manqueront le plus.
J’ouvre le robinet de la douche et tire
la chaise en plastique : cela ne fait pas si longtemps que je peux me
remettre debout et un peu marcher. Je fatigue vite.
Assis sous la douche, je n’éprouve pas
même l’envie de frotter, de laver. Juste être sous le jet et sentir
l’eau couler sur moi. Un baptême.
RépondreSupprimerJ'ai connu ça. Au-delà de la douleur physique, de l'extrême fatigue, c'était la sensation de l'eau sur tout le corps, sur la tête, les cheveux, les mains qui me manquait. Être enveloppé d'un voile fugitif mais ô combien apaisant.
Ce journal d'hospitalisation est merveilleusement écrit, sans fioritures et sans apitoiement. Merci de partager si sincèrement et si délicatement votre expérience...
Écrit par : Kynseker | 14 juin 2011
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comme je comprends pour la douche. et pour tout. ce bien être je le ressens ici, quand je suis en Bretagne. juste un gros bisou. j'ai bien fait de passer par là avant de me coucher. je t'embrasse fort et merci oui de ce journal.
Écrit par : Juliette | 14 juin 2011
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Ces petites joies de la vie, comme on les oublie vite, comme on les néglige quand tout va bien! Elles sont tellement banales qu'on n'y prête même pas attention dans le quotidien. Tu m'a fait me souvenir de ce jour où, après une bonne semaine de sonde, j'ai pu, pour la première fois, pisser à nouveau debout. Le bruit de l'urine dans la vasque, le bruit de ma libération, de mon intégrité retrouvée, valait bien, pour moi, ce jour-là, toutes les plus suaves musiques du monde. Et puis, j'ai repris l'habitude...
Écrit par : calystee | 14 juin 2011
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> Kynseker : Merci à toi. Pour ce qui est de l'eau, oui, tu as raison : ce sont de merveilleuses retrouvailles. Rien de plus naturel pour l'Homme (les mammifères ?) je crois, que le plaisir de l'eau... J'en aurais pleuré de bonheur !
> Juliette : Oui, je sais à quel point la Bretagne peut te requinquer...
> Calystee : Ah la sonde... ce que j'ai surtout apprécié (désolé pour ceux qui liront cela sans avoir encore eu la chance de connaître), c'est de reprendre le contrôle complet de ma vessie après le retrait (glurp ! - mais pas pire que son introduction...) de la sonde...
Écrit par : christophe | 15 juin 2011
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Comme c'est beau. Comme c'est fort.
Écrit par : joss | 16 juin 2011
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Comme nous partons en vadrouille dès aujourd'hui, je ne poursuivrai la lecture de ce carnet hospitalier que d'ici une quinzaine de jours (tu seras, très certainement, le premier blog que je lirai à mon retour).
Sois prolixe, donc ;) !
Écrit par : Kab-Aod | 18 juin 2011
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> Joss : Merci mon grand.
> Kab-Aod : Très bonne vadrouille ! Détendez-vous bien surtout et n'oublie pas de prendre de grandes inspirations entre chaque cigarette... ;-)
Écrit par : christophe | 19 juin 2011