dimanche 18 décembre 2011

Les ennemis

Je ne crois pas avoir d’ennemis – contrairement à ce que peut suggérer le contenu manifeste d’un rêve fait il y a quelques jours et qui se terminait par une exécution en règle (une balle dans la tête, la mienne).
Mais si je me pose tout de même la question de l’ennemi, c’est alors immédiatement le souvenir d’Alexis D., un petit garçon de mon école primaire, qui me revient en mémoire, et ce, alors même que les raisons de notre animosité réciproque sont perdues de longue date. Peut-être s’agissait-il d’une incompatibilité chimique ou d’un principe primaire de quotas : il fallait bien se trouver dans la classe au moins un ennemi, histoire d’avoir un exutoire dans cette microsociété catholique qui nous parlait d’amour et d’amitié comme des seuls sentiments véritablement autorisés. Alexis reste celui avec lequel je me suis battu : nous étions en rang deux par deux à l’entrée de la classe et il était derrière moi. Un mot, un seul, oublié depuis, a provoqué ma rage. Mais au fond, cela ne pouvait pas ne pas arriver : il était mon ennemi et j’étais le sien, et nous nourrissions l’un pour l’autre une haine des plus outrées, des plus romanesques, des plus archaïques également, et il aurait tout aussi bien pu être question de duels, de dague, de poison, de complot… Pour autant que je m’en souvienne, cette détestation n’était aucunement exempte d’hypocrisie, car il y avait des trêves, le temps pour chacun de compter ses alliés et de se donner les moyens de quelque ultime vérification – est-il vraiment détestable ? Oui, il l’est –, le temps de pactes de non-agression. Nous allions alors chez l’un l’autre pour les anniversaires, et je me souviens d’une sortie avec mon ami Bertrand et lui sur les bords de Seine. C’est d’ailleurs à l’occasion d’un de mes anniversaires qu’il est tombé dans le bassin aux poissons rouges. Sa mère, hystérique, l’avait extirpé de l’eau pour lui coller une baffe magistrale que j’avais pris soin d’immédiatement graver dans ma mémoire – pour sûr, les beaux vêtements étaient mal en point, de même que sa dignité, et c’est en slip qu’il était reparti, le bras sur le point d’être arraché par sa mère qui le traînait en vociférant. Je ne sais pas ce qu’il est devenu : il fait partie de ces camarades qui ont disparu sitôt que la cloche a sonné sur la dernière journée de CM2. Mais, plus de dix ans après, allongé sur mon lit avec Caroline P., et alors que nous feuilletions un album de mes photos de classe, elle s’écria, le désignant : « Ah, mais je le connais, lui, c’est Alexis ! Il venait souvent à la maison du temps où son père et le mien étaient amis. »

Après être resté quelques minutes éveillé, le temps de m’assurer que se dissipe complètement le réflexe d’un retour immédiat au cauchemar, je me suis donc rendormi, mais pour immédiatement plonger dans un autre rêve désagréable, impliquant justement Caroline – perdue de vue depuis des années. Elle avait organisé une grande fête dans la maison seine-et-marnaise de ses parents, une fête gigantesque qui essaimait de maison en maison, pour bientôt s’étendre à toute la rue. Je déambulais donc dans le quartier, de plus en plus éméché, à la vague recherche de ces gens que j’avais pu connaître autrefois… Mais, au lieu du plaisir ou de la gêne des retrouvailles, de la curiosité des routes parcourues, j’éprouvais, à mesure que je m’éloignais de la maison, une sorte de tension qui allait crescendo, et je me sentais de plus en plus menacé par un ennemi insaisissable et invisible, échauffé par l’alcool.
Quelques mois après notre rupture, la fin d’une relation plus que vacillante, de ces relations soigneusement bâties sur des fondations en sable, Caroline avait rencontrée K., un paranoïaque qu’elle m’avait présenté à l’occasion d’une grande fête que G. avait organisée. Je m’étais montré aimable, mais avait commis quelques maladresses – je n’étais pas supposé connaître l’appartement de Caroline –, à tel point qu’il avait déclaré, sitôt rentré, qu’il avait tout compris : je ne sortais pas avec G. Il ne s’agissait que d’une couverture : en réalité, je n’étais pas même pédé et je me « tapais » Caroline (« Pauvre G., lui avait-il dit, qui ne se rend compte de rien ! ») pendant que lui passait du temps en prison, séjours renouvelés du fait de ses activités professionnelles à haut risque de vendeur de (très mauvaise) héro. Il m’avait donc obligeamment prévenu qu’il allait venir me péter les genoux à la sortie du boulot, histoire de m’apprendre la vie et de me faire passer l’envie de coucher avec « sa femme », menace que je prenais suffisamment au sérieux pour « grave flipper ma race », car il semblait m’avoir identifié comme le grand Autre persécuteur. Ainsi devenais-je, malgré moi, l’ennemi unilatéral de quelqu’un, expérience tout à fait dérangeante.

Le mot « ennemi » recouvre une très grande variété de situations, au gré des adjectifs qui lui sont accolés : personnel, héréditaire, intérieur, intime… On pense en tout premier lieu à l’ennemi de l’extérieur (l’autre quartier, l’autre couleur, l’autre pays), collectivement désigné, par les autorités le plus souvent, sur la base de haines historiques et rances, lesquelles sont d’ailleurs soigneusement entretenues par des invitations plus ou moins appuyées à la vendetta ou à l’exercice de la loi du talion, mais aussi, à l’occasion sur la base d’une haine opportune et à l’arbitraire si ironiquement souligné par Orwell dans 1984 : les ennemis d’hier peuvent alors devenir des alliés – et vice-versa –, ruptures diplomatiques s’accompagnant de véritables dépolarisations.
Et comme chacun le sait : pendant qu’on déteste le voisin, on ne se déteste pas entre soi. Le psychologue Milgram s’était ainsi « amusé », à l’occasion d’un camp d’été, à dresser l’un contre l’autre deux groupes d’enfants, puis il les avait rabibochés à la fin du séjour en leur imposant une tâche qui ne pouvait être menée à bien qu’avec la participation et la coordination des deux groupes.
En grandissant, je crois que s’égare largement l’idée de l’ennemi personnel (recruté parmi les camarades de classe ou non) : on a quelques amis, beaucoup de personnes nous sont parfaitement indifférentes et quelques-unes franchement antipathiques. Mal luné, on souhaite parfois à ces dernières l’enfer sur terre, mais on peinerait à les qualifier d’ennemis, avec toute cette charge un peu mélodramatique parce que disproportionnée. En général « sombre connard » suffit. Et j’ai l’impression que c’est tout en mesurant la douce immaturité qu’il y aurait à se cultiver des ennemis.
Qui a des ennemis ? Pour partie, les bas de plafond, dont la vie intérieure est si terriblement réduite qu’ils sont contraints d’être dans la réaction primaire, renonçant même parfois à leurs propres élaborations émotionnelles au profit de celles qu’ils ont cueillies hasardeusement dans les feuilletons. Dans les bus, elles sont innombrables les Kevina des deux sexes qui braillent dans leur téléphone portable et évoquent en long, en large et en travers, leurs ennemies, souvent désignées par « c’te pute/bouffonne » auxquelles elles souhaitent les pires déboires, ourdissant pendant des heures les pièges terribles de leurs vengeances auxquelles devront par ailleurs participer copains, frères, ex’, tous la proie de trois mythes : rien ne vaut la transparence des attitudes et des conversations ; la vérité est une et indivisible ; et les relations humaines sont factorisables (au sens mathématique du terme) : les amis de mes amis sont… les ennemis de mes amis sont…
Mais quel adulte peut prétendre sans rire avoir des ennemis ? « Avait-il des ennemis ? », demande le commissaire à la veuve… Par principe même, le caïd – chez lequel on retrouve par ailleurs souvent des traits de personnalité paranoïaques ou hystériques – a des ennemis. Par jeu, par ennui, par sentiment d’importance : il faut être important pour avoir des ennemis. Le paranoïaque a un ennemi (parfois décliné en plusieurs), ceux qui se font tirer les cartes ont des ennemis (la dame de pique, perfide et envieuse, toujours collègue ou belle-sœur), ceux qui se gonflent d’une importance qu’on est suffisamment con pour leur accorder ont des ennemis. Plus on se hisse sur les cimes du pouvoir, plus le nombre d’ennemis se multiplie, parce que les enjeux deviennent de plus en plus importants, parce qu’on ne peut se hisser seul et qu’il faut se trouver des alliés, et, enfin, parce qu’on se hisse contre les autres. Et lorsque celui qui est tout en haut de la pyramide est lui-même paranoïaque, le pire est à craindre, car il imposera immanquablement à la nation tout entière l’idée d’un ennemi intérieur. Cet ennemi-là est insaisissable, mais il faut le saisir tout de même. De là les larges coupes que ce combat requiert, car mieux vaut élaguer large, l’ennemi pouvant se dissimuler derrière n’importe quelle figure de la familiarité : le père, l’épouse, l’enfant des voisins, l’ami révolutionnaire… Les régimes totalitaires se sont fait les tristes champions de cette quête fantasmatique d’une élimination des ennemis de l’intérieur, identifiés selon des critères si instables, si opaques, qu’ils autorisent là encore toutes les volte-face. Dans Ninotchka, il y a ce dialogue fameux :

     – Quelles sont les nouvelles de Moscou ?
    – Bonnes, excellentes : les derniers procès ont été une vraie réussite : il y aura moins de Russes, mais ils seront meilleurs !

4 commentaires:

  1. Tu vois, je t'ai retrouvé, tu n'étais pas bien loin et je m'en réjouis. Autant que de l'histoire de ces Octave et Marc-Antoine enfants! Me permets-tu de t'accompagner dans ton errance?

    RépondreSupprimer
  2. > Calyste : Mais évidemment...

    RépondreSupprimer
  3. Quel plaisir... quel plaisir !

    Amicalement.
    Al.

    RépondreSupprimer